Gamescom 2016 – Entretien avec Benoit Sokal
J'ai eu l'immense chance de rencontrer aujourd'hui sur la gamescom Benoit Sokal, le "papa" des très respectables Amerzone et Syberia. Car, comme vous le savez certainement, un troisième opus pour Syberia est prévu pour la fin de l'année, proposant une toute nouvelle histoire pour notre héroïne, Kate Walker.
La première question est venue cash d'un fan ukrainien (le jeu est très populaire là-bas également) : il trouve que les graphismes en 3D sont de moins bonne qualité que ceux présentés dans le second opus. Il y a deux raisons à ça :
- les images montrées ne sont pas finales, "work in progress". Quand il a vu les images en arrivant ici, il a été étonné car certaines proviennent des tout premiers stades de création du jeu (c'est également un choix de l'éditeur pour montrer l'évolution).
- objectivement, ils sont passés à la 3D temps réel (et on est obligé de le faire, on ne peut plus faire les jeux actuellement comme on les faisait il y a 10-15 ans). Forcément, ce qu'on gagne en fluidité, jouabilité, souplesse dans la caméra, on le perd dans la qualité des graphismes. Auparavant, il retouchait à la main dans Photoshop tous les dessins. Mais c'est un choix délibéré car ils veulent progresser dans les prochains jeux et dominer la situation.
Cette 3D permet de proposer de nouveaux mécanismes, et il est vraiment heureux d'avoir l'opportunité d'en parler. Cela leur permet d'améliorer la jouabilité en général du jeu. Ce que vous trouviez beau en terme d'images rendait les choses un peu raides. Comme on a plus de souplesse au niveau des personnages et des rendus, on peut se permettre, sans être un jeu d'action au sens propre (même s'il y a de l'action assez forte à certains moments !). A un moment, Kate doit notamment se battre contre... quelque chose *regard complice entre tous les gens de Microïds/Anuman dans la pièce* et cela n'aurait pas été possible avec les technologies précédentes.
Nous avons ensuite parlé de l'histoire : est-ce que Syberia III signera cette fois la fin des histoires de Kate ? La réponse est simple : non. Pas nécessairement. Syberia I et II étaient une seule histoire. Maintenant, c'est une autre histoire qui commence et lui la voit sur deux à trois épisodes. Après, on verra. Lui, en tout cas, voudrait voir au moins deux épisodes venir.
Le projet a pris un certain temps à arriver à son terme (on en parlait dès 2009 !) et j'ai ensuite voulu savoir si l'histoire avait évolué durant tout ce laps de temps. Son principe, c'est de demander le plus possible en sachant qu'il n'aura pas tout en terme de qualité de l'image ou d'argent pour ajouter un effet spécial, un chapitre, un monde différent avec plus de richesses. La préparation d'un jeu consiste en un marchandage digne d'un marchand de tapis. C'était déjà le cas avant pour les premiers opus, où son chef de projet transformait tout en mois/homme. Ce n'est pas un jeu nécessairement amusant, mais c'était le jeu. Il y a du coup un chapitre qui est passé sur quatre. A l'inverse, il a réussi à rajouter à la dernière minute quelques éléments sans que cela ne se remarque trop.
Il y aura une scène qui se déroulera dans un endroit directement inspiré de Tchernobyl, revisité en mode Syberia. Car, pour lui, c'est l'endroit le plus interdit, mais l'un des plus intriguant du monde.La ville abandonnée, la fête foraine, la nature, les racines qui grimpent dans les constructions, c'est devenu un espèce de paradis terrestre, avec beaucoup d'animaux qui se sont adaptés (d'une manière assez curieuse) à ce lieu laissé par les humains.
Par contre, nous ne retournons dans aucun des lieux du un ou du deux.
J'ai voulu en apprendre plus sur les personnages, et notamment pour Kate qui a malheureusement perdu Oscar à la fin du second opus. Et là, j'ai eu droit à une réponse pleine de sens : "je ne peux pas répondre". La façon dont la réponse m'a été donnée me laisse penser que, peut-être, Oscar pourrait revenir d'une façon ou d'une autre (pure spéculation de ma part).
Il s'occupe de l'histoire avec son fils, chez lui, à deux. Son fils, étant d'une autre génération, apporte une dimension différente qu'il apprécie grandement. Pour ce qui concerne le game design, les puzzles, ils font ça à 4-5 (dont parfois 3 et 2 qui dorment, ça dépend des jours !) et c'est principalement du brain storming et un échange de point de vues. Parfois on a une super idée et il suffit que quelqu'un avec une autre tournure d'esprit montre aux autres que cela change totalement le jeu pour s'apercevoir que ce n'est pas le cas.
Est-ce qu'une application compagnon pourrait être ajoutée au jeu afin de permettre des interactions ? La réponse vient de l'éditeur directement : non. Et il ajoute que l'on n'est à l'abri de rien. Je renchéris afin de savoir si l'idée lui plairait et il nous répond qu'en effet. Cela n'a pas été prévu en amont, donc ce ne sera pas possible pour cet opus, mais pourquoi pas pour la suite. Il aime bien la réalité augmentée, les téléphones mobiles, les casques de réalité virtuelle...
Dans tous les jeux qu'il a créé, il y a des dénominateurs communs. L'Amerzone, Syberia, c'est le même monde de jeu. C'est sa topographie imaginaire. Souvent, il imagine une histoire plus par la topographie que par les personnages. Il créé un monde, puis se demande ce qu'il peut se passer dans ce monde. Pour Syberia, c'est parce qu'au moment où il a commencé à imaginer le jeu, la Sibérie était l'endroit du monde le plus méconnu. On voyait des reportages partout sur l'Amazonie, le désert...mais très très peu sur la Sibérie. On voyait quelques rares reportages sur Arte seulement.
J'étais intriguée par rapport au prénom Kate : est-ce qu'il y a une histoire particulière derrière ? En effet, en complément de Kate Walker de Syberia, Kate Brooks est le personnage d'un autre jeu auquel Benoit Sokal a participé (L'Héritage secret : les aventures de Kate Brooks). Eh bien non. C'est pour une raison purement marketing que ce personnage a été nommé comme ça (argument qu'il ne domine pas) ! Ces gens lui ont demandé de faire un dessin pour une héroïne de jeux vidéo, puis ils ont dit que c'était lui qui l'avait faite pour essayer de vendre. Alors qu'il a fait un dessin, ça lui a pris dix minutes, et il ne l'a pas nommée comme ça.
Il a été associé à divers jeux un peu vite comme ça. Entre les deux Syberia, il a créé de son côté une société, il pensait que c'était une manière plus simple de faire du jeu vidéo (ce qui n'était pas forcément une bonne idée), il a fait des jeux, et a surtout été associé à des jeux auxquels il a très peu participé comme par exemple Nikopol d'Enki Bilal. Bilal est un grand créateur d'images, ils n'avaient pas besoin de lui pour les faire.
Amerzone 2 ? Ça tente l'éditeur, c'est sûr. Une fois que l'idée est lancée, il lui faut du temps pour dire ce qu'il peut faire, ne pas faire, quel est l'intérêt ? Il a des idées qui restent pendant des années dans sa tête. Soit elles prospèrent, soit elles pourrissent. Donc pourquoi pas, d'une façon ou d'une autre. Amerzone était une histoire qu'il avait fait en bande-dessinée dans les années 80. Les quarante-six pages ne suffisaient pas à tout aborder. Il s'était dit qu'il referait ça. Mais l'ordinateur graphique n'existait pas. Par la suite, quand il a commencé à s'intéresser aux jeux vidéo, il s'est dit : voilà ! Tout ce qu'il n'avait pas pu raconter et développer à l'époque car c'était dans le cadre d'une série de bande-dessinée de 46 pages, il pouvait le faire maintenant. Il a repris le titre, le thème général et il a développé les choses différemment. Donc Amerzone 2, pourquoi pas. A un moment, il va peut-être vouloir développer quelque chose qui va lui paraître important et il va le refaire. Mais il ne force pas les choses, il ne va pas faire un scénario sur commande. Il veut s'amuser.
Même s'il y en a d'autres, les deux jeux qui lui ont donné l'envie de faire des jeux vidéo sont Myst et Riven. A cette époque, il ne faisait que de la bande-dessinée, il a commencé à s'intéresser aux ordinateurs à partir du moment où il a été possible de faire des images avec (dans les années 94, 95). Cela correspond à l'époque où le monde de l'édition du livre a commencé à intéresser à ce qu'on appelait à l'époque le monde du multimédia. Il a alors eu un flash sur la 3D. Myst donc pour les jeux, et Jurassic Park pour le cinéma (c'était la première fois qu'il croyait en des animaux disparus), ainsi que le premier clip de Michael Jackson (Thriller) ou encore Titanic. Il a découvert là un outil qui permet de faire croire à l'incroyable. Il a alors dit "voilà ce que je veux faire".
Pour l'inspiration, il la puise ailleurs, plutôt dans les livres, les films, les émissions de télé, les séries américaines... N'importe quoi est bon pour inspirer une situation, un personnage, une réplique...
Rien ne l'a particulièrement choqué en revenant aux jeux vidéo après autant d'années. C'est un peu égocentrique, mais il s'en fiche complètement des jeux vidéo quelque part. Lui il raconte une histoire, avec les moyens qu'on lui donne. Il n'a que 24h dans une journée, il n'est pas richissime, il fait comme tout le monde, il y a des tas de choses qu'il veut voir/lire, et il n'a pas beaucoup de temps pour jouer aux jeux vidéo. Il voit à peu près ce qui se passe dans les grandes lignes. Donc c'est mieux qu'avant, et demain ce sera encore mieux. Comme les caméscopes qu'on vendait dans le passé, les millions de pixels... jusqu'à ce que notre œil ne suive plus.
Et du côté des studios, ils sont de plus en plus jeunes. Ce n'est pas une boutade,c'est juste qu'il a refait de la bande-dessinée pendant toutes ces années. On travaille tout seul, on est avec des gens de sa génération. Il aurait bien voulu refaire le troisième opus avec les mêmes gens que le second. mais il est tombé avec des gens qui ont quinze ans de moins. Ils ont passé plusieurs mois à se flairer". Ils le prennent pour son père, son grand-père. Ils l'écoutent trop et n'osent rien répondre. Cela met beaucoup de temps à créer des rapports, conflictuels ou non, qui soient productifs. C'est ce qui a le plus changé pour lui au final.
Il n'est pas très fan du principe des jeux épisodiques (Telltale), il ne connaissait pas vraiment le concept d'ailleurs. Lui, il pense que ce qui est important, indépendamment de le façon dont on construit le scénario, c'est l'immersion et l'émotion, les deux vont ensemble. Ce sont les deux mots les plus importants quand il construit une histoire. Topographie imaginaire, c'est comment on met le pied dans la porte pour entrer. Il faut endormir son lecteur ou son joueur. Comme dans le livre de la Jungle : "Aie confiance, aie confiance...". Et il ne faut pas qu'il sorte de la bulle créée pour lui. Ce qui, à son avis, est incompatible avec le jeu épisodique.
Syberia sortira à la fin de l'année sur PC, PlayStation 4 et Xbox One.